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286depardon_errance.jpg La première fois que l’on ouvre ce court livre de Raymond Depardon, on tombe sur une photographie verticale, pleine page. Elle est en noir et blanc, très simple, équilibrée et épurée. La ligne d’horizon est complètement au centre de l’image, comme sur toutes les autres. On est sur une longue route s’étendant à l’infini au milieu des États-Unis ou devant un passage piéton dans une mégapole japonaise. On est dans une rue en Allemagne, sur la plage en Espagne, devant un abri-bus à Paris, derrière un banc au milieu d’une chaîne de montagnes, ou on est planté face à un poteau électrique dans des champs balayés par le vent.

L’homme est rarement là, mais de toute façon l’errance est la quête d’un lieu, pas d’une altérité, puisque même quand il est là, ce n’est que pour mieux nous montrer le lieu dans lequel il évolue. Depardon est un grand solitaire, dans son errance. L’image, quand on la regarde attentivement, frappe par sa profondeur, sa grandeur, sa latitude, sa beauté. Mais aussi son authenticité. On s’y plonge, on y cherche le détail. Les lignes sont toujours la sève de l’image, elles lui donnent clairement une grande dynamique, elles guident la lecture, parfois la gênent, mais elles font l’image.

On tourne les pages, et on se rend compte de la fantastique diversité des photos, malgré ce choix technique très strict d’un format vertical, d’une focale fixe, d’une pellicule noir et blanc peu sensible, d’un ouverture minimale donnant une grande profondeur de champ, d’un cadrage immuable où la ligne d’horizon est centrée. En dépit de tout cela, chaque photo intéresse, chaque photo surprend.

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Puis nos yeux se posent sur le texte. Certes, le texte de Depardon peut sembler parfois maladroit car écrit dans un style très parlé. Mais justement, il nous parle, il nous raconte son expérience de photoreporter, et son expérience “d’errant”. Son manque de désir d’abord, son appréhension de l’errance ensuite, puis l’évolution de sa conception de l’errance au fur et à mesure qu’il s’y laisse glisser. Les questions techniques sont abordées mais immédiatement reliées à des choix du photographe: pourquoi ce format vertical? L’idée de couloir. Pourquoi cette focale et ces cadrages? La distance. Depardon pose aussi toutes les questions qui tiraillent les photographes: quel rapport au passé, quel rapport au présent, quel rapport à la solitude, quel rapport à la photo? C’est une sorte de “manuel philosophique de la photographie”, comme je l’ai lu sur Internet.

L’errance, et donc la photographie, lui a permis de vivre dans le présent, de sortir du souvenir nostalgique du passé. Je ne suis pas vraiment d’accord avec cette conception de la photographie, même si c’est probablement un idéal vers lequel il faut tendre. D’ailleurs Depardon semble quand même avoir toujours terriblement peur du présent, quand il affirme que “le réel est tellement éphémère, c’est quelque chose qui ne peut jamais nous rassurer”. L’errance lui a aussi permis de vivre pleinement sa solitude, une solitude malheureuse, certes, mais une solitude qu’il estime nécessaire, et d’ailleurs lui-même l’affirme: “il faut aimer la solitude pour être photographe”. Mais l’errance, c’est aussi ce qui lui permet d’échapper à ses deux principales ennemies, la mort et l’ennui.

Tout le récit est irrigué par une réflexion permanente sur l’errance, vue tantôt comme fuite en avant (car “il faut continuer, pour aller mieux. Parce que ces photos de l’errance ne sont pas très rassurantes, il n’y a personne, c’est vide”), comme une folie (selon lui, “le fou et le photographe sont assez proches”), comme une façon de définir une temporalité dans sa vie, en instaurant une “quotidienneté”, ou comme une sorte de projet, celui de “ne rien prendre à personne”. Toutefois, son errance n’est pas politique, ce n’est pas un reportage: il ne dénonce rien et n’a aucun parti-pris. Il montre, mais surtout, il improvise. Son errance est objective, il ne vient pas pour interagir, il vient pour observer. Pour autant, la photographie est-elle fiction ou est-elle documentaire? C’est une question importante: l’errance fut aussi l’occasion pour lui de réfléchir à sa conception de la photographie. On le sait, toute photographie est un mensonge — il parle même de “trahison” — et s’il voit un aspect documentaire à son projet, il définit tout de même le photographe comme le “metteur en scène du réel”.

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On suit Depardon, on le voit affiner son projet en énumérant les différentes errances de son expérience: la fausse errance d’abord, dans des lieux que l’on connait déjà, puis l’errance rêvée, avec une femme, mais aussi l’errance commandée, un véritable déclic pour lui, ou l’errance nostalgique teintée de passéisme, l’errance forcée, l’errance occasionnelle…

Et l’on comprend finalement que l’errance, de “la quête du lieu acceptable” telle qu’il la définit au début, a fini par devenir, après des années de déambulation, “la quête du moi acceptable”.

Merci à M. pour ce cadeau à la fois magnifique et bouleversant.