#49 | La fin du rêve américain
Los Angeles. Une première série. Des images noires. Sorti de Hollywood Blvd, sorti de Venice Beach, je m’en excuse, mais je n’ai su voir que la pauvreté, la précarité, le désert, la ségrégation, l’obscurité, le vide. Voilà ce qui m’a touché: le vide. Pourtant, nous sommes à quelques blocs des skyscrapers, ces symboles du rêve américain, et nous voilà plongés dans un monde nouveau: le monde réel. Chaque photographie est un mensonge, c’est évident: oui, j’aurais pu faire le même genre d’images à Paris, j’en suis sûr, et non, il n’y a pas que ça aux États-Unis, c’est évident. Mais voilà, ce sont mes impressions, c’est ce qui m’a touché, voire révolté. Contre tous les clichés, ma vision de Los Angeles.
- 1. Nous sommes encore dans la inner-city, à quelques minutes à pied du downtown… Mais un monde sépare ces quartiers.
- 2 et 3. Dans la rue, des vétérans de différentes guerres américaines. Ils discutent avec les gens, fiers d’avoir accompli leur devoir. La société leur doit une fière chandelle. Aujourd’hui, pourtant, ils sont là, dans la rue, vraisemblablement peu aidés et dégoûtés de leur sort. Une vieille dame en fauteuil, qui avait été infirmière pendant la seconde guerre mondiale, m’a dit, dans le bus, de toujours, toujours refuser la guerre. Que je la comprends.
- 4. Le bus, lieu de toutes les rencontres, le melting pot des défavorisés, et en particulier de la population Latino… Les visages sont tristes, je crois. Autour de nous, des gens étranges, des gens étrangers.
- 5, 6, 7, 8 et 9. Nous descendons donc la rue, depuis le downtown jusqu’à la inner-city où nous devions prendre un bus pour repartir. Dans la rue, le vide, le désert. Qui habite ici? Des milliers de gens. Que font-ils? Il n’y a rien pour eux, pas d’espace commun, pas de parc, pas d’infrastructures, pas d’école… Il n’y a même pas un banc. Rien, rien pour attacher ces gens ensemble.
- 10. Si, enfin, un lieu de rencontre, un lieu que partagent les habitants de ce quartier. Pas ce qu’il y a de plus accueillant, pourtant, ni de plus fréquenté…
- 11, 12 et 13. Autour, le désert continue. Rien n’est fait pour rassembler les individus, ils sont tous séparés, ne fréquentant que leur propre communauté et leur boulot, et vivant dans ce que je crois que l’on peut appeler un ghetto… Quoi de mieux pour alimenter la peur des autres, les préjugés, la violence? La racine du communautarisme et du racisme.
- 14. Un clochard, parmi d’autres. Dans certaines rues, ils sont une dizaine sur un bloc, à attendre. Comme disait Julien, avec qui j’étais, c’est ici que « l’expression “laissé pour compte” prend tout son sens ».
- 15. Pour beaucoup d’Américains, ce quartier n’est pas celui où les classes les plus pauvres vivent; c’est là où se situe l’usine d’un des plus grands fabriquant de fringues du pays.
- 16. Nous voilà arrivés à la gare routière, où nous prenons le bus pour retourner à San Diego. Un fast-food. L’obésité, la précarité. Autour de la gare, des clochards errent, ne sachant où aller.
Pardonnez-moi de montrer ces images. J’aurais pu montrer les plages de San Diego, le superbe campus de l’université, les beaux grattes-ciels, j’aurais pu montrer des portraits de mes amis. Plus tard, peut-être. Je ne suis pas un menteur, et je ne me voile pas la face, la pauvreté est partout aujourd’hui, elle existe aussi à Paris. J’ai juste voulu montrer ce qui m’a semblé être une nouvelle « Cour des Miracles », devant laquelle je me sens plus que jamais révolté; je n’ai jamais été aussi convaincu que l’individualisme et le libéralisme ne suffisent pas pour faire la société. La théorie a ses limites. Derrière ces photos, derrière ces immeubles noires et âgés, il y a des gens, des gens qu’on n’a pas le droit de laisser tomber, qu’on ne peut pas laisser se réfugier dans la pauvreté la plus totale, la folie complète, l’extrémisme religieux ou le crime. On ne peut pas faire ça. Il y a une dignité humaine. Il faut des institutions pour réunir et aider les individus, il faut des politiques urbaines pour mettre fin à la ségrégation, et des politiques sociales pour leur apporter les soins, l’éducation, et le travail qu’ils méritent tous — en tant qu’hommes et femmes.
21 commentaires
Pas de pardon, mais des remerciements. :)
Une série très marquante. On ressent toute ton émotion, en grande partie grâce à tes légendes et à ta conclusion, dans un style moins poétique et plus direct que d’habitude. A mon avis, les photos en elles-mêmes ne sont pas si parlantes que ça, surtout à partir de la 5. La moitié d’entre elles sont prises au milieu de la chaussée, l’œil n’a rien sur lequel s’arrêter ; on aurait vite fait d’y voir juste des rues banales, sans intérêt, et de faire défiler ces photos sans vraiment les regarder. Il était donc, à mon sens, très important d’avoir tes commentaires en complément. Défi intéressant que de photographier du vide, mais sacré challenge aussi que de retranscrire cette atmosphère pour le spectateur assis devant son ordinateur, n’est-ce pas ? Je trouve que c’est réussi, avec encore une fois l’apport précieux des légendes (nous faire remarquer l’absence de bancs, par exemple).
La photo qui sort du lot pour moi est la 4, dans le bus, avec ces cinq personnages mais ces deux seuls regards – voire ce même regard, transmis d’une génération à l’autre. Je serais curieux de savoir comment tu as réussi à te faire oublier/ignorer pour la prendre, et dans quelle position tu étais.
Autre question : pourquoi du noir et blanc ? Pour masquer un ciel trop bleu ? Pour faire passer le message plus facilement ?
Dernière question : où étaient les milliers d’habitants du quartier à ton avis ? Pourquoi ce vide donnant des allures de quartier industriel ? Bien souvent, si je ne me trompe pas, les clichés de quartiers défavorisés montrent énormément de gens dans la rue, aux fenêtres, dehors, désœuvrés. Ici, du vide…
Un nouveau bravo, et un merci pour ce petit cours d’urbanisme.
des images fortes avec un texte fort !
rien à dire …
continue comme ça
à bientot
Très belle série.
Le choc des mots, le poids des photos.
Merci pour ton long commentaire Yann. Je comprends très bien ce que tu veux dire. La deuxième partie de la série vise simplement à montrer le vide environnant, le vide, le désert… L’abandon; et comme je le dis dans mon commentaire sur facebook, ça peut presque dériver vers de l’esthétisme pur et dur à la Depardon, parce que ces paysages ont quelque chose de très photogénique, au-delà même du message ou de l’analyse que l’on tente de retranscrire.
Pour répondre à tes questions: la photo dans le bus, elle a été prise le plus discrètement possible avec l’appareil camouflé sous mon sac :)
Ensuite, le noir et blanc s’est imposé de lui-même; le ciel était bleu oui, mais le noir et blanc est venu naturellement, surtout à la tombée de la nuit. Je n’ai pas passé les photos en N&B, je les ai directement prises comme ça, et pour tout dire, c’est parce que les scènes, je les ai perçues en noir et blanc. C’est du pur ressenti, et j’ai du mal à me l’expliquer.
Pour ta dernière question, je dirais que c’est là la spécificité de LA. Tu parles de quartier défavorisés, mais si tu y réfléchis bien, tu les imagines comment ces quartiers? C’est quoi, “un quartier défavorisé”, dans l’imaginaire commun? Un peu comme des favelas, non? Des bidonvilles? Tout ça, c’est de la densité pure, ce sont des familles très nombreuses qui s’entassent dans des petits appartements et qui trainent presque naturellement dans la rue; ça existe aux USA aussi (les “slums”), mais ce n’est pas cela dont il est question ici. La notion même de densité n’existe pas ici; les bâtiments ne font jamais plus de deux étages, et on a rarement deux bâtiments résidentiels consécutifs, et les familles sont de faible taille. Si encore il y avait ce que tu décris, des gens dans la rue, des gens qui errent et se rencontrent, les choses pourraient être différentes, il pourrait y avoir une certaine vie en communauté. Ce n’est pas le cas, ou en tout cas, ce n’est pas la règle. On a croisé quelques groupes de gens traînant dans la rue, mais en général on n’est pas vraiment incités à les prendre en photo, comme tu peux l’imaginer.
Alex & Dim, merci pour le petit mot :)
Antoine , tu as bien retranscris mon ressenti !!
Ma première réflexion à L A a été ….”le reve américain” ???
pour moi… tes photos montrent ce qui m’a le plus choquée… sans compter les vrais quartiers bidonvilles !!!
LE REVE AMERICAIN !!!!!
Merci Antoine de montrer ce que beaucoup ne voient pas !!!
Bises de Mamie !!!!
Ca fait toujours bizarre de voir écrire un message signé Mamie, les gens vont finir par croire que tu es vraiment ma mamie :D Merci beaucoup pour ton passage et ton commentaire, content d’avoir pu retranscrire ce que toi aussi tu avais perçu! :)
Ta série m’a touché.
Tes images renvoient quelque chose de très fort : mélange de mélancolie et d’abandon. La force de tes noirs et blancs marque bien ses sentiments. Juste un petit regret, certaines photos sont un peu sombres, ce qui rend leurs lectures difficile (je pense par exemple à la 3 où le fauteuil roulant est pris dans l’ombre du bâtiment ou à la 14 où le clochards ne se distingue que difficilement).
Enfin, point positif, tes commentaires donnent un côté très vivant aux clichés.
Je trouve, que tu as réalisé une série très forte et un très beau témoignage sur cette Amérique que l’on voit rarement et qui, pourtant, est tout près.
Une petite question : tes photos m’ont beaucoup touché et j’aimerai en faire un article sur mon blog. Puis-je utiliser quelques un de tes clichés pour l’illustrer ?
Bien sur oui, tu peux les utiliser, j’ai hâte de voir ton article! Un grand merci pour ton commentaire :)
Antoine,
ces photos sont vraiment très troublantes… des noirs profonds, des blancs éclatants, et comme tu le dis, le vide, le vide partout; mais pas n’importe quel vide pourtant, un vide des plus oppressants.
Je suis d’accord avec Yann, le style du texte qui accompagne ta série est plus direct que d’ordinaire; certainement parce que tu es révolté, et cela renforce le message que tu veux faire passer par ces photos.
Même si je trouve tes clichés de rues infinies, où toute vie semble absente très éloquents, ma préférence va aux photos 3 et 4.
Je trouve cette image d’homme en fauteuil, à la limite entre l’ombre et la lumière, poignante, je ne saurais pas vraiment dire pourquoi (bon ok, pas très constructive, cette remarque, mais who cares?).
Quant à la 4, je me souviens d’une discussion que nous avions eue sur la manière dont il serait possible de photographier tous ces gens, ces visages, ces vies et ces émotions que nous avions l’occasion de voir chaque matin dans le métro. Ce cliché est fort, et la contre plongée ne gâche pas l’image, loin de là. Leur regard…. comme dirait Romain Gary, “ce que la vie aime par dessus tout, c’est laisser son autographe…”
xxx
Margaux
En voilà un beau commentaire… Moi aussi je l’aime bien cette troisième image; le clochard dans son fauteuil, passant de la lumière à l’ombre, qui est là, seul, sur le bord de la route…
Pour la 4: je suis toujours pas très à l’aise quand il s’agit de photographier les gens, que ce soit à leur insu ou pas, en particulier dans des lieux publics et dans les transports en commun. Mais quand on ose, apparemment le ressenti ressort, le résultat est au rendez-vous…
Photo-réalité, photo-émotion, plus le texte qui va avec, bravo et merci ! faut dire les choses, pour que cesse cette vaste politique de l’autruche gavée au chamallow ! Même si elles font mal, j’aime vos photos, pour leur intégrité. Celle du fast-food est redoutable. Le rêve vire au cauchemar…
Passée ici par hasard, je reviendrai !
@+ michelle (une ôtre mamie ;o))
Salut Antoine ;-)
Ça faisait un moment que je n’étais pas passé sur ton blog!
& beh… ça fait du bien de revenir… C’est un superbe reportage que tu as fait là.
Le traitement appliqué aux photos est parfait, ça colle bien à l’ambiance… =)
Au plaisir de “lire” tes prochaines réalisations :=)
Take care.
Bravo pour ce reportage Antoine ! Je peux dire qu’ une des réalités aux Etats-Unis c’est bien cela, le vide, la pauvreté, l’envers du décor en quelques sortes. J’étais à New york l’été dernier et j’ai eu le même ressentiment que toi, surtout dans les boroughts de Brooklyn et du Queens.
Merci à tous pour vos commentaires, c’est un plaisir de vous lire! :)
Merci pour cet article, Antoine. C’est du vrai, beau photojournalisme!
Je trouve vos photos superbes car on croit tous que les états-unis,c’est le paradis.apparement non
Antoine,
Profond admirateur de la plupart de tes séries, j’avoue pour celle-ci être un peu moins convaincu. Bien entendu, j’admire ta grande clairvoyance pour nous montrer la vérité, pour aller chercher le vrai dans cette foule d’illusions que constitue l’American Dream, ce déluge fantasmagorique que nous offre les Etats-Unis en spectacle.
Oui mais voilà, cette pauvreté que tu dénonces de manière si sensible et pertinente dans tes commentaires engagés et révoltés, cette pauvreté que ton oeil avisé est allé chercher au-delà de ces mirages de richesse offerts par la Californie, cette pauvreté, on ne la voit pas du tout dans les photos. Dommage.
Pourquoi montrer autant le vide, moins intéressant, et en tout cas moins choquant, tant on a l’impression qu’il est fabriqué? Plutôt que la route, dont on se fout finalement, pourquoi pas montrer plus les maisons? Le noir et blanc rend tes images plus belles mais sûrement moins réelles, moins fortes? La photo de l’homme en fauteuil roulant est bien pensée, mais ne la serait-elle pas plus de face, justement, avec un message plus fort, ou tout du moins plus clair?
Bref, pour le coup, je pense que ta révolte est morte devant ta volonté de faire du beau. Or le photojournalisme, pour reprendre le mot judicieux de Sophie, ce n’est pas le beau, c’est le choc.
Qu’en penses tu Antoine?
Pierre
Cher Pierre,
je sais que ton commentaire ne m’était pas adressé mais je l’ai trouvé très intéressant; je me permets donc d’y répondre.
Je pense qu’Antoine et toi ne parlez pas vraiment de la même chose; tu parles de la pauvreté dans l’absolu et regrette qu’elle ne soit pas plus montrée. Tu regrettes le vide de ces images. A mon avis (et Antoine va nous dire ce qu’il en pense, j’espère!), deux choses se mélangent : ses textes et ses photos. Il parle dans ses textes de la pauvreté qu’il a vue, et qui l’a choqué. Je suis d’accord avec toi, celle-ci ne ressort pas vraiment dans ces photos mais probablement parce que cela n’est pas exactement ce qu’il a voulu y montrer: il a voulu montrer l’absence, l’abandon et le désarroi.
Ces photos m’évoquent en tout cas cela et ce vide me choque. Il me choque parce qu’il est éloquent également dans ce qu’il ne montre pas: la vie, des espaces de socialisation, des bancs, des arbres, des parcs. A travers cette série, par le vide, il me semble que plus que la pauvreté dans l’absolu, Antoine a voulu nous montrer un endroit où l’importance, l’urgence de l’aménagement urbain prend tout son sens.
Antoine, on attend ton explication ! :D
Margaux
Cher Pierre,
Merci de ton commentaire et je tiens à dire que je comprends très bien ta critique. Ce que j’ai voulu montrer à travers ces images, ce n’est pas tant la pauvreté “humaine”, mais c’est la pauvreté “sociale”, ou “sociétale”.
Si j’avais voulu montrer cette pauvreté dont tu parles, je serais allé photographier les hommes et femmes qui vivent dans ces quartiers. Mais aurait-on vraiment compris la précarité de leur milieu de vie, la pauvreté des services sociaux qui leur sont offerts, l’inexistence de lieux de vie communs? J’ai préféré montrer le milieu plutôt que l’homme. Parce que le milieu en dit beaucoup sur l’homme.
Il y a deux images d’hommes en fauteuils roulants; la première révèle un problème que j’ai, et qui est lié à ta critique, et la seconde révèle un but, ou un point de vue que j’assume.
1/ Cette première image où l’on voit un handicapé de dos sur un trottoir, combien même j’aurais voulu la prendre autrement en le photographiant de face, je n’aurais pas pu. Je n’aurais juste pas pu. Cet homme n’avait qu’une seule jambe, et la casquette qu’on peut voir est une casquette des vétérans de la première guerre d’Irak. Je n’aurais pas réussi à aller me placer devant lui pour le photographier. Probablement trop dur pour moi. Il y a une autre raison pour cela, que j’explique en 2/.
2/ La seconde image, sur la route, n’est pas le portrait d’un homme en fauteuil roulant. C’est la photographie d’une partie de la société, qui était sur la route, mais qui glisse peu à peu vers le bord de la route. Qui passe, l’air de rien, de la lumière à l’ombre. S’il est de dos, c’est qu’il n’a pas un visage, il en a des milliers. Des millions.
Je comprends très bien ta vision du photojournalisme comme un “choc” pour mieux faire passer un message, mais pour moi mes images peuvent très bien choquer, si l’on prend le temps de bien regarder ces vides. Parce que comme le dit Margaux, il faut s’interroger sur ce que l’on voit sur la photo, mais aussi sur tout ce que l’on n’y voit pas, et en particulier une chose: de la vie.
Après, ce que tu dis est probablement très vrai et pose une question que tout le monde doit se poser: peut-on lier révolte et esthétique? Sans aucun rapport avec mes petites photos d’amateur, le travail de David Lachapelle apporte clairement une réponse positive à cette question.
Au final, Margaux a parfaitement raison en écrivant que ce que ces photos montrent, c’est un endroit où il y a une urgence pour l’aménagement urbain qui fera naître une communauté. Une communauté qui n’est aujourd’hui que le vide de ces photos.
Je ne suis pas certain d’être très clair, et peut-être suis juste en train de lamentablement tenter de camoufler mon incapacité viscérale à aller foutre mon objectif à 1000 dollars sous le nez de ceux qui n’ont pas assez pour vivre et qui savent qu’ils ne pourront pas s’en sortir… Je ne sais pas.
Antoine.
Antoine,
Tout d’abord, je te remercie de ta réponse très détaillée, extrêmement intéressante et bien construite. Je suis surpris et flatté que tu m’aies accordé autant de temps, et aussi rapidement! Il est en tout cas plaisant de constater que non seulement tu fais de très belles photos, mais que tu sais aussi les justifier de manière pertinente! Sans compter tes ‘excellentes références comme David Lachapelle dont le travail est en effet remarquable.
J’ai été particulièrement frappé par ton témoignage bouleversant sur les mutilés de guerre que tu as décrit dans ton commentaire. Je comprends tout à fait que derrière le photographe que tu es, il y a aussi un homme, sensible. Qui n’est bien sûr pas prêt à tout pour un cliché, et je le comprends.Je le soutiens même. C’est tout à ton honneur!
Tu dis donc que tu as voulu représenter le vide. Je suppose que tu n’es du coup pas en accord avec la pensée d’Edouard Boubat qui a dit “photographier c’est avant tout se montrer soi-même”. (je plaisante bien sûr =D).
Je suis tout à fait d’accord avec toi, je présume. Le milieu en dit beaucoup sur l’homme, qui le façonne, et qu’il façonne. Ce que tu as fais d’ailleurs de manière très originale en présentant des endroits ignorés de la plupart des visiteurs du paradis californien, dont les pépites ne sont peut-être finalement que paillettes.
Cependant, en photographie, le juste milieu n’est pas juste le milieu. Montrer le vide, quel étrange paradoxe. Rendre évident le vide, n’est ce pas le faire disparaître? N’est ce pas envoyer l’oeil de ton public vers une aporie vernaculaire, si stimulante, mais peut-être vaine au final? Je ne suis peut-être pas très clair, mais je voudrais réagir à ta volonté de montrer la pauvreté “sociétale” plutôt qu’humaine”.
Que j’admire ta volonté d’originalité! Peut-être aujourd’hui sommes nous submergés devant ces images tristes, ces images choquantes, ces images provocantes, qui nous attaquent tellement nombreuses qu’au final aucune ne nous touche plus vraiment. Aussi, oui, montrer un autre message, une autre voie, pourquoi pas.
a/
Néanmoins, pourquoi se concentrer sur le paysage urbain? Si le milieu explique l’homme, comment comprendre le milieu sans l’homme? Ta pauvreté sociétale reste froide, comme le béton désincarné des buildings de tes clichés, où personne ne passe. L’homme en fauteuil roulant, tu le veux acteur principal, mais au final, il disparaît derrière la route, derrière le trottoir, et n’est qu’un élément du paysage. Comment les habitants vivent leur habitat? Cela ne transparaît pas assez à mon sens.
A vouloir montrer ce qui n’est pas là, on a du mal à comprendre ce qui y est. Certes, tes rues sont vides, il n’y a pas de parc, pas de McDonalds, pas un seul de ces éléments trompeurs qui ensemble bâtissent le si illusoire rêve américain. Tes photos sont un reportage fascinant, invitent au voyage et à la réflexion. Et je t’en félicite. Mais il est difficile d’appréhender le problème dans son aspect global. Difficile d’imaginer la vie des gens du coin. Impossible de savoir ce qui manque vraiment. Un parc, des commerces? Margaux parle d’aménagement urbain. Mais sur toutes tes photos, il n’y aucun endroit où il semble possible!
Bref, j’ai du mal à saisir pourquoi malgré ton profond humanisme, on voit si peu d’hommes dans tes oeuvres plus engagées. Fais tu une énorme différence entre tes clichés plus “artistiques” et ceux-ci? As tu des approches similaires ou opposées?
Je tenais aussi à répondre à Margaux, ce que je fais dans mon b/
b/
Margaux, tu déclares que les textes et les photos forment un tout, indissociables, comme le serait un poisson de ses écailles. Mais je me suis forgé au cours de mes réflexions une conviction : la photo engagée parfaite est celle qui n’a pas besoin de légende. Je suis curieux par conséquent de connaître ta vision des choses, surtout qu’elle a l’air différente!
Pour conclure, je pense qu’un cliché plus serré, montrant des gens en désarroi devant l’absence de structures (le sans-abri par exemple, mais de plus près) eût été probablement plus clair.
Mais cela serait revenu à montrer à ces abandonnés, ces spoliés, ces Misérables ta richesse et ton appareil à 1000 dollars. Sur ce point, j’ai la même position que toi, je ne sais pas…
Sûrement une piste montrant que photo engagée et photo esthétique peuvent être soeurs, mais ne sont sûrement pas jumelles.
Non?
Pierre
Cher Pierre,
Pour commencer, je tiens à te remercier pour la profondeur et la sensibilité exprimées dans ton commentaire, il est rare pour moi de lire des avis aussi développés sur mes images, et c’est à la fois intéressant et plaisant.
Boubat a dit que photographier c’était se montrer soi-même, Avedon a dit que dans chacun de ses portraits était plus un portrait de lui que de son sujet… On est tous d’accord pour dire que l’image reflète l’état d’esprit du photographe, reflète son regard et constitue en cela le mode d’expression d’un artiste, qu’il soit inconscient ou accompli.
Ton commentaire est très intéressant et illustre en réalité ce que j’ai voulu montrer; tu le dis toi-même par cette toute petite phrase cachée au milieu de ton long commentaire: “Margaux parle d’aménagement urbain. Mais sur toutes tes photos, il n’y aucun endroit où il semble possible!” C’est exactement ce que j’ai voulu montrer, en m’intéressant à l’espace. Il n’y a pas de bonheur possible dans ces lieux, ils n’y a pas non plus d’espoir d’avenir meilleur dans ces noir et blanc contrastés… Je suis tout à fait d’accord avec toi sur l’idée qu’introduire l’homme dans ce milieu aurait été bien plus efficace, mais je n’en avais pas les moyens, en effet:
- il aurait fallu soit aller directement chez les gens, passer quelques heures, quelques jours à tenter de comprendre leur mode de vie et montrer ce qui n’est pas montrable: le manque, l’ennui, la précarité… au travers de scènes de vie éprouvantes sur la réalité d’un quotidien dans ce quartier…
- …soit aller justement dans le peu de lieux publics qui existent et montrer que c’est une concentration de pauvreté qui ne remplit en rien le rôle du catalyseur de la communauté ou de fournisseur de services sociaux.
J’ai tenté la deuxième solution, car d’une part la première est au-dessus de mes moyens techniques (et au-delà de mes barrières mentales aussi) et d’autre part la seconde était bien plus rapide et économe. J’ai donc des photos de gens avachis dans des McDo déserts, ou de clochards venant se réchauffer dans la gare routière toute proche ou encore de gens trainant dans la rue sans lieu où aller… Mais j’ai trouvé au final ces photos moins explicites que le vide des rues de Los Angeles. Ce vide terrible qui interroge l’esprit. Ce n’est vraiment que mon opinion, ma façon de présenter les choses, et je suis heureux que tu viennes la questionner et montrer que d’autres voies étaient possibles. C’est simplement que moi, petit touriste à l’oeil un peu affuté, c’est cela qui m’a le plus marqué et m’a permis de m’interroger sur la condition des habitants de ces quartiers. Peut-être qu’en réalité je ne fais qu’offrir de façon très crue à ceux qui viennent voir mes photos une piste pour suivre la même réflexion que moi, ou au contraire de décider d’interpréter différemment ce que j’ai vu.
Pour finir, je tiens à préciser la pensée de Margaux, qui voulait en réalité dire que ce texte et ces images étaient indissociables dans ce cas particulier, mais ce n’était absolument pas un jugement général, et on se passe bien de commentaire en regardant du Doisneau, du Boubat, du HCB ou je ne sais quel autre photographe de rue :)
Je suis tout à fait d’accord avec ta conclusion, photographie sociale et photographie esthétique sont soeurs mais ne sont pas jumelles, et c’est la même conclusion que nombrede photographes américains ont tiré de leur travail au moment de la seconde révolution industrielle (1870-1900, en gros) ou de la crise économique des années 30, et je te réfère à ce sujet aux photographies de Jacob Riis (“How the other half lives”) pour le tournant du siècle, ou de Dorothea Lange (pour la Farm Security Administration, cf. “Migrant Mother”) dans les années 30.
Merci pour ce débat passionnant.
Antoine.