1 - HCB, le peintre

Pour Henri Cartier-Bresson l’apprenti peintre, étudiant en littérature, l’appareil photo – et en particulier le Leica qu’il acquiert en 1932 – sera un nouveau pinceau. C’est avec l’œil d’un peintre qu’il découvre les photographies de Martin Munkacsi et prend conscience de ce que la photographie peut être : la capture spontanée de moments dans l’harmonie d’une composition. Il commence toutefois par la peinture, sous influence post-cubiste, et fait ses premières armes en suivant les conseils – dont l’influence fut durable – du peintre Jacques-Emile Blanche, grand portraitiste connu de la haute société parisienne, et d’André Lhote, qui lui enseigne les règles de la composition. Toutefois, le jeune Henri, alors qu’il vient d’annoncer à son père sa volonté de ne pas se diriger vers des études de commerce, mais vers la peinture, est vite déçu. Sur les conseils de son père, il va montrer ses travaux à Gertrude Stein, grande critique d’art ; celle-ci lui recommande très simplement de se trouver une autre carrière, tant il n’a pas d’avenir en peinture. C’est depuis cet épisode que certains voient en Henri Cartier-Bresson un « peintre manqué » qui s’oriente, un peu désespéré, vers la photographie. En réalité, ce n’était pas par désespoir, mais au contraire par une volonté forte de trouver un médium d’expression alternatif, une nouvelle façon de saisir la réalité, qu’il décide de devenir photographe.

Hyeres

Hyeres, 1932

Après une histoire d’amour un peu compliquée (avec une passionnée de photographie !), le « peintre manqué » part un an en Afrique, sur les traces du roman de Joseph Conrad Heart of Darkness. C’est là qu’il commence à prendre des photographies – avant de frôler la mort en attrapant la malaria. Dès son retour, il se lance et achète l’appareil qui le suivra toute sa vie, le Leica télémétrique, et réussit à apporter sa sensibilité de peintre à la photographie. En effet, la peinture irrigue son travail photographique : la pellicule deviendra sa toile. En particulier, le surréalisme pousse Henri Cartier-Bresson à travailler à l’infini ses compositions, à choisir avec soin l’ « instant décisif », et à faire des noirs profonds et blancs brillants sa marque de fabrique. C’est cette inspiration surréaliste qui lui permet de donner à chaque moment banal du quotidien une réelle signification. Si la vision de la photo comme instantané irrigue aujourd’hui de nombreux mouvements artistiques en photographie (en particulier la street photography), il faut mesurer toute l’importance de la vision d’Henri Cartier-Bresson au moment où il commence la photographie, dans les années 1930. A cette époque, le photoreportage naît à peine, et la photographie semble n’être pas tant un art qu’un moyen purement mécanique d’enregistrer un lieu ou un moment. A cette mécanique, Henri Cartier-Bresson ajoutera l’émotion, celle du surréalisme peut-être.

Bruxelles

Bruxelles, 1932

Il se passionne pour la photographie avant tout parce que celle-ci encore mieux que la peinture vient couronner d’éternité un instant, si futile soit-il. Il appellera d’ailleurs son livre le plus connu Images à la sauvette. Sa conception de la peinture le guide dans ses compositions, mais elle lui donne aussi ses interdits : il refuse la photographie en couleur toute sa vie (à l’exception de deux photoreportages) car il réserve justement celle-ci à la peinture. Pour autant, il ne considère pas que la peinture soit « supérieure » à la photographie : pour lui, le portrait est ainsi le premier des domaines dans lequel la photographie s’est imposée face à la peinture. Sa formation de peintre est déterminante, mais ses amitiés le sont aussi (Giacometti, Matisse, Miro, etc.) : toute sa vie, la peinture transcendera sa vision de la photographie, son sens de la composition – à tel point qu’il abandonne dans les années 1970 sa passion pour revenir au dessin. C’est donc la peinture qui guide Henri Cartier-Bresson vers la photographie et dans la photographie, le sens de la composition qu’elle induit lui donnant ainsi une réputation de géomètre.

Aquila degli Abruzi

Italie

Aquila degli Abruzi, 1952

Italie, 1933

2 - HCB, le géomètre

Pendant toute sa carrière, Henri Cartier-Bresson se concentre sur ses compositions. Au crépuscule de sa carrière de photographe, en 1974, il donne une interview au journal Le Monde où il expose de façon très éclairante sa vision de la composition en photographie. Pour lui, on pourrait très bien appliquer à la photographie la formule inscrite au frontispice de l’Académie de Platon « nul n’entre ici s’il est géomètre ». Il définit en réalité la photographie comme la conscience de l’organisation des formes « c’est dans un même instant et en une fraction de seconde reconnaître un fait et l’organisation rigoureuse de formes perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait ». Chacune de ses photos fait preuve d’une composition équilibrée, et ses images sont souvent transcendées par des jeux d’opposition entre les tons ou encore par des convergences entre les lignes. Il ne s’agit donc pas de respecter impérativement les prétendues règles de la photographie (règle des deux tiers, ligne d’horizon droite), mais au contraire de faire d’une simple photographie un véritable système autosuffisant, où la composition organise l’image et lui donne son sens. Le seul outil de cette composition est néanmoins le cadre. Henri Cartier-Bresson refuse tant les montages que les poses : il ne modifie pas la scène, il n’intervient pas : il témoigne. Ce sens de la géométrie fait la différence entre un portrait par Cartier-Bresson et par un autre photographe : Cartier-Bresson ne se contente pas du sujet, il l’insère dans une photographie (les portraits de Faulkner et ses chiens, de Giacometti sous la pluie, ou de Matisse dans son atelier sont à cet égard de bonnes illustrations).

Alberto Giacometti

William Faulkner

Alberto Giacometti, 1961

William Faulkner, 1947

Henri Cartier-Bresson montre ainsi que l’homme peut s’insérer dans la composition harmonieuse. Rares sont ceux qui s’y étaient essayés auparavant : certains photographes abandonnent toute idée de composition en faisant ressortir de leurs images l’anarchie et le désordre (comme Weegee qui tentaient de capturer toutes les scènes de crime ou de délit avant l’arrivée de la police) ou s’attachent à la pure abstraction, comme les images très graphiques de Strand ou même de Man Ray ; d’autres au contraire tiennent en si haute estime l’idée de composition que seule la nature, dernier héritage de Dieu que les hommes n’ont pas encore trop corrompu, peut s’insérer dans une telle recherche de la perfection – d’où les images d’Adams dans les parcs nationaux américains. Henri Cartier-Bresson lui, que ce soit dans ces portraits ou dans ces autres images, insère toujours l’homme. Chacune de ses photos sans exception fait intervenir un homme ou une femme, fut-ce le président des Etats-Unis, une foule manifestant, une simple silhouette dans la rue, ou un gamin symbole de toute une génération. Et même quand le sujet principal de sa photographie est un animal, celui-ci a toujours un comportement remarquablement humain. C’est peut-être une illustration de son humanisme. Si Henri Cartier-Bresson était extrêmement exigeant dans son art, il était un homme qui voulait montrer d’autres hommes, montrer leur vie et ainsi « signifier » le monde. Il a ainsi pu écrire que photographier, c’était aussi « mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur », et donc « une façon de vivre ».

Paris

Paris

Paris, 1968

Paris, 1954

Qui a déjà pris une photographie sait aussi combien l’instant où l’équilibre de la composition semble le plus parfait est fuyant : à peine saisi, il est parti. C’est ce qui explique son besoin d’un appareil rapide, léger, discret et pratique. Peu importe qu’il soit pris pour un touriste – tant mieux, au contraire ! – il lui fallait l’appareil le plus petit possible. Car finalement l’appareil n’est que ce qui capture pour l’éternité ce que l’œil a vu le temps d’un instant : l’appareil photo est un prolongement de l’œil. C’est pour cette raison qu’il se tourne vers le Leica qui naît avec sa passion pour la photographie dans les années 1930, avant de réellement se développer à la fin de la seconde guerre mondiale. Il utilise une seule focale, celle qui est la plus fidèle au regard de l’homme, le 50 mm. Ses images sont le plus souvent assez nettes, il utilise des ouvertures plutôt petites : il ne prend pas le parti de se débarrasser d’une partie de l’image en la laissant dans le flou, mais au contraire compose avec l’image toute entière sans rien en cacher. Henri Cartier-Bresson veut l’encombrement minimal, tant pour ses épaules que pour son esprit : ses premiers appareils photos n’ont ni télémètre ni posemètre : il doit estimer la distance du sujet et l’exposition (la lumière) de la scène à l’œil nu et sans aide mécanique. Avec les premiers Leica M, il passera toutefois au télémètre, afin de faire la mise au point plus facilement… A un appareil de géomètre, ses méthodes de géomètre. Pour finir, il est bon de rappeler qu’Henri Cartier-Bresson refusera toute sa vie les retouches sur ses images (il les faisait d’ailleurs le plus souvent développer par un professionnel, pas lui-même), et évidemment les recadrages ; il tente d’interdire les recadrages aux journaux qui publient ces images (en apposant un tampon à leur dos), mais avec peu de succès, et décide à défaut de s’interdire tout recadrage lors de ses publications ou de ses expositions.

Simiane La Rotonde

Simiane La Rotonde, 1969

3 - HCB, l’instant décisif

Puisque la composition est le privilège d’un instant si éphémère, le photographe ne doit pas seulement être rapide, il doit être à la recherche de cet instant parfait, de cette « fraction de seconde » dont parle Henri Cartier-Bresson. D’où son insistance, plus tard devenue sa marque de fabrique, sur l’« instant décisif ». L’instant décisif n’est ni universel (ce n’est pas un moment de l’histoire), ni objectif (c’est au photographe de le voir et de le décider), comme l’a dit Edgar Roskis dans une conférence passionnante sur Henri Cartier-Bresson. Il est difficile de définir précisément ce concept, mais l’on pourrait dire que c’est en fait l’instant où une réalité devient la plus significative d’elle-même, tant par sa composition que par le comportement de ses sujets. Cet instant peut ne rien avoir de décisif pour l’histoire, mais il est ce qui donne à une photographie sa force et sa signification – et en général, on sait qu’il est possible quand on le voit, pas quand on l’attend.

Derrière la gare Saint-Lazare, Paris

Palerme

Derrière la gare Saint-Lazare, Paris, 1932

Palerme, 1971

L’instant décisif est un quantum de temps où une foule de détails coïncident pour faire l’organisation et l’harmonie d’une image : « Ce qui compte, ce sont les petites différences, les “idées générales” ne signifient rien. Vivent Stendhal et les petits détails ! Le millimètre crée la différence ». Sans oublier que toute la force de la photographie sera justement d’offrir à ce millimètre, à ce détail, l’éternité. C’est peut-être ce qui a fait d’Henri Cartier-Bresson un des meilleurs photoreporters : la capacité extraordinaire d’être à la marge, d’apporter le détail qui vient éclairer d’une lumière différente un événement (comme sa photo du couronnement de George VI en 1938). Vient l’idée, affirmée de façon éclatante dans une interview donnée au Monde en 1974 (et qui choquera beaucoup de ses confrères, même au sein de sa propre agence photographique, Magnum) que la photographie, de l’amateur ou du photoreporter, n’est pas une preuve – elle éclaire, à tout le moins. Henri Cartier-Bresson fait d’ailleurs sienne la formule tirée du Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc (Herrigel) : « s’abstraire, ne pas essayer de prouver quoi que ce soit ».

Couronnement de George VI

Prison modèle

Couronnement de George VI, 1938

Prison modèle, 1975

Comment vient cet instant décisif ? Dans son premier grand livre, « Images à la Sauvette » – dont la préface s’intitule sobrement « l’instant décisif », Henri Cartier-Bresson semble justement donner les différentes méthodes pour un photographe, d’obtenir cet instant – certains courent d’une rue à l’autre, d’autres attendent des journées entières au même endroit… Lui a probablement tout essayé. Avant toute chose, marcher, et regarder. Il s’agit d’être réceptif à l’instant parfait, « je marchais toute la journée l’esprit tendu, cherchant dans les rues à prendre sur le vif des photos comme des flagrants délits ». La photographie n’est pas nécessairement volée, mais une simple coïncidence, une symétrie, un mimétisme… Il y a aussi l’attente. L’attente qui peut durer des jours entiers, mais qui peut finalement se solder par la rencontre avec cette même coïncidence. « Il arrive parfois qu’insatisfait on reste figé, attendant que quelque chose se passe, parfois tout se dénoue et il n’y aura pas de photo, mais que par exemple quelqu’un vienne à passer, on suit son cheminement à travers le cadre du viseur, on attend, attend, on tire, et l’on s’en va avec le sentiment d’avoir quelque chose dans son sac ». C’est un peu Georges Perec et sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, où il est resté assis trois jours pour décrire le quotidien d’un endroit, dans toute sa banalité.

Sur les bords de la Marne

Sur les bords de la Marne, 1938

Pour Henri Cartier-Bresson, « la plus petite chose peut être un grand sujet ». La plus petite chose devient un grand sujet dès lors qu’elle est mise en perspective avec ce qui lui donne son sens. La grande majorité de ses images mettent en perspective deux sujets, pour multiplier les interprétations. Les exemples ci-dessous sont modestes et il n’y a pas lieu de disséquer les images, mais on note facilement les parallélismes, entre cette vieille femme et son Figaro, et cette jeune fille lisant Le Monde par exemple ; entre elles, un regard, mais surtout un univers - et une année, 1968, peut-être. L’exercice d’analyse des composition permet de voir finalement que chaque image de Henri Cartier-Bresson est en fait composée de deux images différentes, qui prennent tout leur sens une fois réunies au sein de la même image (voyez par exemple la photo du couronnement de George VI, divisée en deux images aux sujets fondamentalement différents).

Quelques exemples de composition

Exemples de composition

4 - HCB, le hasard objectif

S’il y a un domaine où Henri Cartier-Bresson s’est particulièrement illustré, c’est le photoreportage. Pour lui, « le reportage est une opération progressive de la tête, de l’œil et du cœur pour exprimer un problème, fixer un événement ou des impressions ». Voyageant dans toute l’Europe des années 1930, comme pour se former l’œil et se confronter à un monde nouveau, il devient photoreporter en 1937 pour le quotidien communiste Le Soir et photographie aussi pour Vu (la version française de Life). Il fait ses premières armes en photoreporter et précise sa vision du reportage : le reportage n’est pas une preuve, c’est un témoignage. C’est à ce moment là qu’il prend sa photo du couronnement de George VI en 1938. Le photoreportage devient sa vie après la seconde guerre mondiale, alors s’être échappé d’un camp de prisonnier nazi après deux tentatives.

Libération de Dessau

Libération de Dessau, 1945

Un besoin de témoigner, peut-être. C’est d’abord un peu par hasard, d’ailleurs, puisque s’il « couvre » la libération de Paris en photoreporter, c’est bel et bien parce qu’il était un résistant qu’il y participe. Il fonde l’agence Magnum Photos en 1947, avec Robert Capa, David Seymour, William Vandivert et George Rodger, et se consacre alors pleinement au photojournalisme. On dira de lui qu’il était partout où il le fallait : de 1948 à 1950, il est successivement en Inde à la mort de Gandhi qu’il photographie quelques heures avant sa mort, en Chine alors que le Kuomintang s’effondre et la République Populaire de Chine naît, et en Indonésie au moment où elle prend son indépendance… En 1954, il est l’un des premiers photographes à pouvoir pénétrer dans l’Union Soviétique de Khrouchtchev. Il continue ses voyages, au Mexique, à Cuba, en Chine : il est partout chez lui. C’est peut-être quelque chose d’énervant d’ailleurs : Walker Evans écrivait ainsi « He traveled all over the goddamned world, and you never felt that he was moved by something that was happening other than the beauty of it, or just the composition » [Il est allé partout sur cette sacrée planète, et on ne sent à aucun moment qu’il a été touché ce qu’il se passait devant lui – autre que sa beauté ou sa composition]. C’est finalement qu’Henri Cartier-Bresson n’est pas là pour juger : il est là pour regarder, et connaître. En un certain sens, cela implique qu’il n’y a pas d’intention spécifique (machiavélique ?) derrière ses voyages et ses images. La seule intention, c’est attendre l’instant décisif, en somme.

Derniers jours du Kuomintang

Derniers jours du Kuomintang, 1949

Pour conclure, je pense qu’il est bon de reprendre les mots d’Edgar Roskis : « La leçon de la vie de Cartier-Bresson, c’est la liberté de cette vie ». Comme Edgar Roskis le dit, si l’époque d’Henri Cartier-Bresson est révolue, époque où l’on pouvait être le seul reporter en Chine au jour de la Révolution alors qu’aujourd’hui ce sont des contingents entiers de photographes qui débarquent à chaque mouvement d’une célébrité ou dès que s’annonce un conflit, on peut toutefois s’inspirer de cette liberté. Il faut échapper à l’asservissement et à l’assujettissement : il faut pour le photographe défendre sa liberté et s’imposer à soi-même un mode de vie, un mode de travail, des règles, une éthique.

Sifnos

Sifnos, 1961

 

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