I.        Le renouveau de la photographie de mode: mouvement et émotions

Un des photographes qui a le mieux incarné le renouveau de la photographie de mode après la Seconde Guerre Mondiale est donc Richard Avedon. Il débute en prenant des photographies d’identité dans la marine marchande entre 1942 et 1944, et décide de prendre quelques cours de photographie. Il est repéré pour son style par son professeur, le directeur artistique du magazine Harper’s Bazaar, Alexei Brodovitch, qui n'aura aucun mal à le convaincre de se lancer dans la photographie de mode. Délaissant les photos d'identité de marins pour la photographie de mode, il monte son propre studio de mode, et devient directeur de la photographie de Harper’s Bazaar. Rapidement, Avedon en vient à être considéré comme le meilleur des jeunes photographes de mode.

02.jpgPourquoi ? Avant lui, sans tomber dans la caricature, la plupart des photographies de mode n’étaient que des arrangements plus ou moins harmonieux de formes, tons et textures (souvent dans un studio) dans lesquels un modèle venait en quelque sorte s’intégrer. La pose était nécessairement statique, voire picturale - et au mieux naturelle. Les photographes se concentraient avant tout sur l’objet à présenter, la robe ou le manteau du modèle : pas sur le modèle lui-même. Qu’a fait Richard Avedon ? Il a décidé de changer son sujet. Se concentrer sur le modèle. Lui insuffler des sentiments, des émotions. Il a donc emmené les modèles dans la rue, dans des lieux bondés, dans des endroits célèbres, se contentant de la lumière naturelle. Avedon s’intéressait aux personnes, pas à la mode. Ce qu’il voulait photographier, c’était les sentiments et les émotions de ses modèles. Son succès vient de la fraîcheur de son style et de sa technique, mais aussi de sa conception de la photographie de mode. Suzy Parker écrira d'ailleurs qu'il est « the most wonderful man in the business because he realizes that models are not just coat hangers » (« il est le plus merveilleux des hommes dans le secteur (de la photographie) car il s'est rendu compte que les modèles ne sont pas de simples cintres »).

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Si l’on choisit de se concentrer sur ces trois photographies, on voit à quel point elles représentent cette conception nouvelle. La première est prise à Paris en 1947, et illustre à merveille la façon qu’Avedon a eu de faire descendre ses modèles dans la rue, battant en brèche les canons de la photographie de mode, ses poses conventionnelles, statiques et neutres. La puissance de cette image tient tant au merveilleux mouvement de la robe qu'au regard de cet homme au second plan, regard qui vient donner à la robe toute son attraction. La deuxième image est aussi prise à Paris et montre à quel point les poses imaginées par Avedon étaient innovantes pour l'époque. Elle explique aussi le succès qu’il rencontre en tant que photographe auprès de son magazine, dans la mesure où l’office traditionnel de la photographie de mode est extrêmement bien rempli : on voit la robe, et on s’en souvient. Les lecteurs sont surpris par l’image, et la gardent à l’esprit. La dernière image a été prise dans un casino et témoigne encore du changement de paradigme pour la photographie de mode : Avedon met ses modèles en situation. Comme le montre enfin la photographie ci-dessous, même quand Avedon reste en studio, il insuffle le mouvement à l'image, pour la rendre dynamique et surprenante. Il donne vie à ses modèles, et à la photographie.

10.jpgSortir des poses traditionnelles pour revenir vers des images naturelles était pourtant d’une surprenante difficulté. Avedon a décidé d’utiliser l’apparence de réalité pour libérer ses modèles de leur poses statiques et leur donner une certaine vérité : il les a mises en situation. Susan Weiley illustre à merveille cette conception : « The models leaped off curbs or bounced down a beach... to the supporting cast of real people: passersby, bistro regulars, casino gamblers. He became a master at capturing gesture and expression » (« les modèles sautaient par dessus les trottoirs ou bondissent sur la plage... au bénéfice de la foule des vraies personnes: passants dans la rue, habitués des bistros, joueurs des casinos. Il devint un maître dans l'art de capture les gestes et les expressions. »). Et le modèle devient finalement un symbole de la féminité, dynamique, confiante, libre et radieuse.

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Au service de cette conception de la photographie, Avedon ne s’est pas contenté de reconstruire une réalité. Il a aussi et surtout laissé exploser son inventivité au grand jour, avec la photographie Dovima et les éléphants. Réalisée au Cirque d'hiver en 1955, cette photo présente Dovima posant entre des éléphants dans une robe Christian Dior. Cette image a probablement changé à tout jamais la photographie de mode. Au-delà du choc provoqué à l’époque par cette scène où une femme, incarnant la fragilité et la beauté, se retrouve entre des éléphants, symboles de puissance et de sauvagerie. L’esthétique de la photographie est marquante, avec le superbe mimétisme de mouvement entre les animaux et le modèle. Un tirage a d'ailleurs été récemment vendu aux enchères à près d'un million d'euros à Paris. Une autre de ses images les plus connues est Kinski et le serpent, jouant encore sur les oppositions entre la menace et la violence incarnée par le serpent, et la tranquillité, la douceur du modèle.

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II.        Le renouveau du portrait: des sujets symboliques d'eux-mêmes

Depuis toujours, Richard Avedon s’intéressait aux personnes. Moins peintre frustré que poète inaccompli, Avedon manie le medium avec brio pour revenir progressivement vers son premier amour, le portrait. Avedon devient vite célèbre pour son utilisation de fonds neutres et de cadres noirs, mettant en valeur l’expression et les émotions de ses sujets, dans toute leur intimité et dans toute leur imperfection. Une citation résumé bien son ambition : « I've worked out of a series of no's. No to exquisite light, no to apparent compositions, no to the seduction of poses or narrative. And all these no's force me to the "yes". I have a white background. I have the person I'm interested in and the thing that happens between us » (« J'ai travaillé à partir d'une série de non. Non à la lumière parfaite, non aux compositions apparentes, non à la l'attrait des poses et des récits. Et tous ces non m'ont renvoyé au "oui". J'ai un arrière-plan blanc. J'ai la personne qui m'intéresse, et cette chose qui se passe entre nous »). Grâce aux différents témoignages de ceux qui ont posé pour lui, on entrevoit comment Avedon tente de provoquer des réactions chez ses sujets, en leur posant des questions gênantes ou poussées, sur des sujets sensibles. A travers ces questions, il cherche des réponses visuelles qui révèlent les aspects les plus personnels de ses sujets, qui n’étaient pas retranscrits par d’autres photographes.

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Les photos de Samuel Beckett illustrent bien cette vision. Qu’est-ce qui en ressort ? Une force, une profondeur… Aucun mot ne peut décrire entièrement ce portrait, mais la technique de Richard Avedon apparaît clairement : le fond blanc (ou neutre) et le cadre noir de la pellicule isolent le sujet de leur environnement. Pour Avedon, les gens deviennent en quelque sorte « symboliques d’eux-mêmes » : « I often feel that people come to me to be photographed as they would go to a doctor or a fortune teller - to find out how they are » (« Je sens souvent que les gens viennent me voir pour être photographié comme on irait voir un docteur ou une diseuse de bonne aventure - pour découvrir comment ils vont/sont. ») Dans le cadre, il ne reste plus que leur personnalité, bien seule et bien vulnérable. Donc bien réelle.

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Avedon a souvent eu l’occasion de s’expliquer sur le sens qu’il donne à ses portraits. Pour lui, « the moment an emotion or fact is transformed into a photograph, it is no longer a fact but an opinion. There is no such thing as inaccuracy in a photograph. All photographs are accurate. None of them is the truth » (« à partir du moment où une émotion ou un fait est transformé en photographie, ce n’est plus un fait, c’est une opinion. Toutes les photos sont exactes. Aucune d’elle n’est la vérité »). Dès lors, ses portraits ne sont la pure et fidèle reproduction du modèle qui pose, mais un aspect donné et subjectif d’une de leur réalité – un aspect qu’il a décidé de montrer et qui constitue en quelque sorte son opinion de la personne. Avedon aimait les gens, on ne retrouve pas réellement de portrait dont il ressortirait de l’aigreur ou de la noirceur ; mais force est de constater que si certains portraits respirent l’admiration et l’amitié (Isak Dinesen, Marguerite Duras, Samuel Beckett), d’autres sont bien plus froids et suggèrent une assez basse opinion de la personne photographiée (en particulier les portraits d’hommes politiques dans sa dernière série, On Democracy et notamment Jimmy Carter et Barack Obama). Chaque portrait qu’il fait nous donne son opinion, et nous donne ainsi une part de lui ; il disait d’ailleurs que ses portraits étaient plus à propos de lui qu’à propos des gens photographiés.

III.        Le portrait dans le reportage, le reportage en portraits

06.jpgCe qui pour moi constitue encore une particularité d’Avedon est sa façon d’appliquer sa technique photographique élaborée face aux plus grandes célébrités à des personnes des plus normales... et à des problématique sociales. Avedon n’était pas bloqué dans le monde de la mode et des paillettes, il était aussi intéressé par la société dans laquelle il vivait. Pendant toute sa carrière, il s’est confronté aux réalités de la politique, des inégalités, de la maladie et de la guerre. Dans ses photo reportages, on retrouve toujours son intérêt pour la personne et ses sentiments plus que pour sa condition. Il a ainsi été beaucoup critiqué et considéré comme un agitateur après la publication de sa série de photos prise dans un hôpital psychiatrique en Louisiane en 1963, série où justement les malades semblaient être des personnes. Pourquoi tant de controverse après la publication de ces images? Peut-être parce qu'Avedon s'est appliqué à faire des portraits dignes de ces malades, les montrant réellement en tant que personnes animées d'émotions - et cela au mépris de leur maladie, et, selon certains, de leur souffrances.

Mais ses travaux furent applaudis dans les années 60s quand il appliqua sa technique de portrait à des reportages documentaires. Il traite alors ses sujets avec autant d’attention que les célébrités qu’il avait photographiées auparavant. On peut en particulier penser à son reportage sur les Civil Rights Movements des années 60s.

Le travail de Richard Avedon qui illustre le mieux cette idée est aussi le plus connu : In the American West. Cette œuvre est considérée comme l’une des plus importantes dans la photographie du vingtième siècle. En 1979, à la demande du Musée Amon Carter (Texas), il s’embarque pour un projet de six ans pendant lequel il voyage dans l’Ouest américain, avec son appareil photo. Il en revient avec une sélection de 125 portraits de travailleurs, mineurs, cowboys, conducteurs, enfants ou femmes au foyer. Des portraits intemporels et immuables, à la fois pris sur le vif et longtemps préparés.

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Cette foule d'anonymes sortant de leur atelier, de leur cabine, de leur bar, de leur maison, vient symboliser une facette de l'Amérique. Pas par leur milieu ou par tout ce que pourrait révéler leurs lieux de travail ou de vie, mais par leur visage. Par leur expression. Avedon a photographié le visage de l'Amérique. Il révolutionne ainsi la conception du documentaire photographique - et je parle à dessein de révolution, puisque c'est en réalité un retour à la conception première du reportage, qui apparaît avec les portraits réalisés au XIXe siècle par Diamond, Zealy, et Lamprey (à portée anthropologique mais parfois raciste) et au XXe siècle par Evans et Lange (pendant la Grande Dépression) ou encore Parks.

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Ce qu’il voulait montrer est la pauvreté et le désespoir qui règne dans la campagne, loin de la Maison Blanche, loin de Hollywood. Ce travail fut beaucoup critiqué, parce qu’il avait en réalité atteint son but : montrer aux Etats-Unis une facette du pays qu’ils ne voulaient pas voir. Il témoigne aussi de la conception qu'Avedon défend du reportage : on peut défendre une cause uniquement par les portraits. Alors que d'autres avaient documenté la pauvreté du West américain (en particulier après la Grande Dépression) essentiellement par des paysages (Evans) ou par des photos volées ou des portraits en situation (Lange), Avedon documente un fait social uniquement par des portraits, toujours devant son fond blanc. Une conception différente du documentaire, mais probablement tout autant efficace et symbolique. Une autre particularité de cette façon de procéder est l'esthétique de ces images (pour laquelle il a d'ailleurs aussi été critiqué: certains portraits ne tomberaient-ils pas dans l'art pour l'art, au lieu de se limiter à leur visée documentaire?). Chaque image est soigneusement prise et retouchée de façon à durcir les contrastes, souligner les défauts de la peau, accentuer le rendu des textures, mettre en valeur le regard. Rarement a-t-on vu un tel souci du détail dans un travail documentaire. Au final, des images fortes et somptueuses.

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Il reproduit l’expérience en 2004, pendant l’élection présidentielle américaine. Il va à la rencontre des politiciens et des militants pour photographier la diversité démocratique du paysage politique américain. Contrairement à In the American West, la réception est immédiatement positive. Richard Avedon meurt en 2004, et laisse ce travail inachevé, mais son oeuvre admirée.

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Je laisse le soin de conclure au lecteur... J'ajouterais simplement qu'Avedon a laissé en héritage une série de photos très différente du reste de son oeuvre (In Memory of the Late Mr. and Mrs. Comfort), qui interroge. Un mannequin et un squelette (métaphore du photographe) sont mis en scène dans des images dignes de David Lachapelle, et rares sont ceux qui peuvent expliquer avec certitude le sens de ces dernières photos. Encore dans la tension entre style et substance, entre forme et fond, Avedon surprend et innove.

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