1 - Introduction: Poser la question de l’acte photographique

Chaque photographie est un mensonge, et il ne faut pas se lasser de le répéter. En photojournalisme, les images sont autant des témoignages que des preuves, et il est naturel que chaque image engendre foule de questions naïves mais néanmoins indispensables: que se passe-t-il avant, après, ou en dehors de l’image ? Comment, pourquoi cette image ? Mais souvent vient aussi une interrogation tout à fait primitive et naturelle: le photographe avait-il le droit ? Quand on voit la magnifique Pieta du Kosovo de Georges Mérillon (Kosovo, 1990; voir ci-dessous), on doit s’interroger: le photographe a-t-il le droit de déclencher dans des circonstances aussi difficiles, alors que, dans cet exemple précis, les sujets sont tant affaiblis et apeurés ? On ne tire pas sur un homme à terre, mais peut-on le photographier ?

Gilden

Cette question prend toute son importance quand elle se pose dans la photographie du quotidien, dans la rue; est-ce violer l’intimité de chacun que de prendre des images dans l’espace public ? C’est un débat récurrent qui multiplie ses facettes: légalement bien sûr, moralement, ensuite, et artistiquement, bien sûr. La photographie entretient une relation difficile avec l’intimité: les amoureux de Doisneau émeuvent le public parce qu’il est ainsi plongé dans leur intimité, elle-même encensée et glorifiée par ce cliché (cadrage, léger flou); mais pour peu que ces amoureux eurent été des amants, cette même intimité était alors sacrifiée. Peut-on donc photographier dans la rue ?

Pour illustrer ce débat, il me semble nécessaire de s’intéresser au travail et à la personnalité de Bruce Gilden. Membre de la très prestigieuse agence Magnum, Gilden est aujourd’hui l’un des plus grands photographes de rue encore en activité. Il est connu pour son approche très (très) spéciale de la photographie de rue, mais aussi pour son attachement à aller là où les autres ne vont pas toujours (Haiti pendant les famines, par exemple). Il se décrit lui-même comme quelqu’un de très énergique et compare sa façon de photographier dans l’espace urbain à une danse (« In fact, if you saw me on the street, you would see a very active, energetic person who probably, while taking a picture, would be jumping at somebody in a certain athletic mode, in a certain dance »). Bruce Gilden s’affaire à montrer un semblant de vie new-yorkaise et donne une image de la personnalité de chacun face à une mondialisation qui semble écraser les différences de culture. D’un point de vue artistique, ses images sont remarquables; « my pictures are not only about the form, but they’re about the emotion » : les images de Gilden sont marquées par une composition large et complexe, pleine de subtilité en incluant des détails du quotidien qui sont tantôt insignifiants, tantôt au contraire tout à fait révélateurs…

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2 - Gilden et sa relation avec ses sujets

Pour Gilden, chaque image est le produit d’une rencontre, et chaque rencontre intéressante doit logiquement résulter en une photographie. Bruce Gilden s’intéresse aux personnalités, et cela guide tout son motus operandi (ça, et sa testostérone). Quel est ce mode opératoire, justement ? Bruce Gilden “attaque” en quelque sorte ces sujets, en se jetant devant eux et en les photographiant le plus souvent en contre-plongée, l’appareil photo équipé d’un objectif grand-angle dans une main, le flash dans l’autre. Le but ? Être le plus proche possible du sujet, et le surprendre pour le forcer à montrer un aspect différent de la personnalité qu’il affiche dans l’espace public. Là où un Henri Cartier-Bresson ou un Robert Capa gardent une distance entre le sujet et le photographe afin de protéger l’authenticité de la scène et de présenter l’instant comme il aurait pu se présenter à chacun (c’est-à-dire en gardant les distances requises par la pudeur et par l’intimité vis-à-vis d’un inconnu), Bruce Gilden veut voir les choses autrement, et veut aller plus loin en chacun. Son approche est nécessairement beaucoup moins subtile que celle d’autres photographes, mais elle a le mérite de montrer des choses que justement, un autre observateur que lui n’aurait pas pu voir et faire naître sur une image. Finalement, c’est comme disait Garry Winogrand:« Je photographie pour voir à quoi les choses ressemblent une fois photographiées » - car quand elles sont photographiées, elles prennent un tout autre sens.

Gilden         Gilden

La problématique soulevée par l’approche de Bruce Gilden me semble double, et dans chaque des interrogations posées, supporteurs et détracteurs de Gilden peuvent faire valoir des arguments convaincants.

3 - Le portrait photographique peut-il être conçu comme une agression ?

D’une part, il y a une question d’éthique à faire de chaque photographie une agression. Chaque culture est différente mais il n’en reste pas moins que si l’on se situe au niveau individuel, l’approche de Gilden est violente et constitue à de nombreux niveaux une agression pour le sujet. Elle a pu se justifier dans certains cas pour les besoins du photojournalisme qui doit témoigner devant le monde entier de chaque événement (photographie de guerre de Capa ou Duncan, en particulier) ; mais dans le cas de la photographie en tant qu’art ? Bruce Gilden, lui, voit en chaque photographie le fruit d’une rencontre. Il considère ainsi, en parlant de ses sujets: « I’ve never met most of them or I don’t know them at all, yet through my images I live with them ». Finalement, en quoi est-ce une agression que de se faire photographier par surprise ? C’est pour beaucoup une violation de l’intimité de la personne. Mais Gilden vise précisément à entrer dans cette intimité et briser cette carapace d’apparences banale et répétitives. En cela, c’est un but très novateur pour son époque: il s’inspire certes de la photographie dite du social landscape de l’après-guerre (qui veut faire « du banal une iconographie », pour John Upton) de Arbus ou Winogrand, mais il veut creuser derrière les apparences. Les bons photographes se sont satisfaits des apparences pour décrire la société; encore au-dessus de ces photographes, dans cette mouvance, certains sont allés voir du côté des populations qui sortaient justement du diktat de la bien-pensance et des apparences (Brassaï et ses portraits du Paris de la nuit), certains ont voulu s’intéresser aux scènes les plus anormales du quotidien pour les interroger (Arbus et ses images déconcertantes d’enfants), et d’autres encore ont décidé au contraire de tout miser sur les apparences pour s’en moquer (Parr et ses portraits colorés des classes moyennes). Ainsi, Gilden perpétue l’héritage de Robert Frank en s’intéressant toujours aux individus du quotidien, mais va encore plus loin en tentant de dépasser les apparences.

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4 - Le photographe doit-il intervenir sur son environnement ?

D’autre part, se pose la question du rôle du photographe par rapport à ses sujets: doit-il intervenir dans la scène qu’il photographie ? Sauf dans des cas exceptionnels, le photographe ferait un bien piètre thermomètre, puisqu’il aurait tendance à changer la température de son milieu: par sa simple présence, le photographe est souvent une partie prenante dans l’image, mais est-ce son rôle ? Doit-il tenter de rester un simple appareil de mesure de l’événement, celui qui couche fidèlement sur une plaque sensible les émotions d’un instant, à la manière de Cartier-Bresson ? Doit-il volontairement intervenir dans la scène pour créer l’image qu’il veut ? Cette question pousse à voir de quelle façon Bruce Gilden est un artiste: il façonne son image autant par le cliché lui-même que par la méthode qui lui permet de l’obtenir. Ses détracteurs diront donc nécessairement que ses images n’ont finalement que peu de sens, puisqu’il joue sur l’effet de surprise et de peur pour obtenir de ses sujets le comportement ou la mimique qu’il souhaite… Mais il faut aller plus loin que ce premier aspect; quitte pour cela à dépasser la description simpliste que Gilden fait de son propre travail, selon laquelle il veut photographier les gens qui ont une certaine personnalité (« Many of the people that I photograph are people who have a certain individuality in the way they walk, the way they dress, the way they look »), et réaliser qu’en vérité, ce qui intéresse Bruce Gilden c’est justement de dépasser la personnalité: ce qu’il veut démontrer, c’est l’idée d’une dualité dans la personnalité de chacun. Cette technique d’assaut vise donc avant tout à faire ressortir en chacun de nous ce “double” que l’on veut cacher. Ainsi, le photographe doit intervenir dans la scène pour ne pas en être un observateur, mais un créateur. C’est à l’image de l’expérience du chat de Schrödinger, finalement: dans cette expérience (théorique) un peu complexe, ce n’est que quand on ouvre la boite contenant le chat que l’on détermine la situation du chat causée par la source radioactive placée à côté de lui, mort ou vivant. Tant qu’on ouvre pas la boite, le chat est à la fois mort et vivant, il est ni mort ni vivant; quand on l’ouvre, on force le chat à se déterminer: c’est l’observation qui agit sur l’expérience. Ici, c’est donc le photographe qui ouvre la boite, pour déterminer en chacun de nous notre personnalité, et dépasser l’apparence un peu incertaine qu’on veut offrir dans la rue.

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5 - Conclusion: mais que veut montrer Bruce Gilden ?

L’interprétation des photographies, depuis qu’on les considère comme des oeuvres d’art et depuis les travaux de Stieglitz en particulier, se fait en référence au photographe, dans une perspective quelque peu freudienne. Se pose donc la question de la motivation réelle de Gilden, à photographier de cette façon… Et là, à chacun de se faire son avis: veut-il simplement photographier ce que les autres n’osent pas photographier (par pudeur, ou par peur de se faire démolir par un passant un peu énervé), veut-il réellement montrer en chacun une partie de la personnalité qui ne ressort que dans certaines conditions (la surprise, dans ce cas), ou alors est-il simplement un enfant trop longtemps ignoré de ses parents qui a besoin de se prouver en permanence qu’il peut susciter une réaction chez les gens qui l’entoure, et a besoin de photographier cette réaction pour la documenter ? (Bon, peut-être pas quand même). La question restera sans réponse, évidemment. Mais pour autant, le travail de Gilden interroge sur le sens qu’il convient de donner à cette mouvance, et donc sa portée: est-ce de l’art, ou est-ce, comme lui-même a tendance à le présenter, du photodocumentaire ? Là encore, pas de vraie réponse, même si le fait que ce New-yorkais passe toute sa carrière dans les mêmes rues de New York (au point de devenir lui-même une attraction touristique) pourrait corroborer l’idée d’une documentation de la vie new-yorkaise. Son travail, lui, est intéressant en lui-même, de même que son approche et ses conseils; interrogé sur le conseil qu’il pourrait donner aux autres photographes, Bruce Gilden donne naturellement cette réponse: « I always tell the people that the best advice I can give you is to be yourself and to photograph what you’re comfortable in doing. And I think that’s the best answer. »